DOCERE

Emil Cioran

« Le fait qu'à peu d'exceptions près tous les hommes fassent de la poésie lorsqu'ils sont amoureux montre bien que la pensée conceptuelle ne suffit pas à exprimer l'infinité intérieure. »

— Emil Cioran, Sur les cimes du désespoir, éd. Le Livre de Poche, p. 11

« Toute existence qui ne recèle pas une grande folie reste dépourvue de valeur. »

— Emil Cioran, Sur les cimes du désespoir, éd. Le Livre de Poche, p. 16

« En ce monde organiquement déficient et fragmentaire, l'individu tend à élever sa propre existence au rang d'absolu : ainsi, chacun vit comme s'il était le centre le l'univers ou de l'histoire. »

— Emil Cioran, Sur les cimes du désespoir, éd. Le Livre de Poche, p. 17

« Les hommes n'ont pas encore compris que le temps des engouements superficiels est révolu, et qu'un cri de désespoir est bien plus révélateur que la plus subtile des arguties, qu'une larme a toujours des sources plus profondes qu'un sourire. Pourquoi refusons-nous d'accepter la valeur exclusive des vérités vivantes, issues de nous-mêmes? L'on ne comprend la mort qu'en ressentant la vie comme une agonie prolongée, où vie et mort se mélangent.
     Les bien-portants n'ont ni l'expérience de l'agonie, ni la sensation de la mort. Leur vie se déroule comme si elle avait un caractère définitif. C'est le propre des gens normaux que de consédérer la mort comme surgissant de l'extérieur, et non comme une fatalité intérieure inhérente à l'être. »

— Emil Cioran, Sur les cimes du désespoir, éd. Le Livre de Poche, p. 27-28

« Toute maladie relève de l'héroïsme - un héroïsme de la résistance et non de la conquête, qui se manifeste par la volonté de se maintenir sur les positions perdues par la vie. »

— Emil Cioran, Sur les cimes du désespoir, éd. Le Livre de Poche, p. 31

« La plupart des gens n'ont pas conscience de la lente agonie qui se produit en eux; ils ne connaissent que celle qui précède le passage définitif vers le néant. Seule cette agonie dernière présente, pensent-ils, d'importantes révélations sur l'existence. Au lieu de saisir la signification d'une agonie lente et révélatrice, ils espèrent tout de la fin. Mais la fin ne leur révélera pas grand-chose : ils s'éteindront tout aussi perplexes qu'ils auront vécu. »

— Emil Cioran, Sur les cimes du désespoir, éd. Le Livre de Poche, p. 33-34

« La disproportion entre l'infinité du monde et la finitude de l'homme est un motif sérieux de désespoir. »

— Emil Cioran, Sur les cimes du désespoir, éd. Le Livre de Poche, p. 37

« Qu'importe que je me tourmente, que je souffre ou que je pense? Ma présence au monde ne fera qu'ébranler, à mon grand regret, quelques existences tranquilles et troubler - à mon regret encore plus grand - la douce inconscience de quelques autres. Bien que je ressente ma propre tragédie comme la plus grave de l'histoire - plus grave encore que la chute des empires ou je ne sais quel éboulement au fond d'une mine - j'ai le sentiment implicite de ma nullité et de mon insignifiance. Je suis persuadé de n'être rien dans l'univers, mais je sens que mon existence est la seule réelle. Bien plus, si je devais choisir entre l'existence du monde et la mienne propre, j'éliminerais volontiers la première avec toutes ses lumières et ses lois pour planer tout seul dans le néant. »

— Emil Cioran, Sur les cimes du désespoir, éd. Le Livre de Poche, p. 41

« Une constatation que je peux vérifier, à mon grand regret, à chaque instant : seuls sont heureux ceux qui ne pensent jamais, autrement dit ceux qui ne pensent que le strict minimum nécessaire pour vivre. La vraie pensée ressemble, elle, à un démon qui trouble les sources de la vie, ou bien à une maladie qui en affecte les racines mêmes. Penser à tout moment, se poser des problèmes capitaux à tout bout de champ et éprouver un doute permanent quant à son destin; être fatigué de vivre, épuisé par ses pensées et par sa propre existence au-delà de toute limite; laisser derrière soi une traînée de sang et de fumée comme symbole du drame et de la mort de son être - c'est être malheureux aux point que le problème de la pensée vous donne envie de vomir et que la réflexion vous apparaît comme une damnation. Trop de choses sont à regretter dans un monde où l'on ne devrait avoir rien à regretter. Ainsi, je me demande si ce monde mérite réellement mon regret. »

— Emil Cioran, Sur les cimes du désespoir, éd. Le Livre de Poche, p. 49-50

« En ce qui me concerne, je démissionne de l'humanité : je ne peux pas, ni ne veux, demeurer homme. Que me resterait-il à faire en tant que tel - travailler à un système social et politique, ou encore faire le malheur d'une pauvre fille? Trquer les inconséquences des divers systèmes philosophiques ou m'employer à réaliser un idéal moral et esthétique? Tout cela me paraît dérisoire : rien ne saurait me tenter. Je renonce à ma qualité d'homme, au risque de me retrouver seul sur les marches que je veux gravir. Ne suis-je pas déjà seul en ce monde dont je n'attends plus rien? Au-delà des aspirations et des idéaux courants, une supra-conscience fournirait, probablement, un espace où l'on puisse respirer. Ivre d'éternité, j'oublierais la futilité de ce monde; rien ne viendrait plus troubler une extase où l'être serait tout aussi pur et immatériel que le non-être. »

— Emil Cioran, Sur les cimes du désespoir, éd. Le Livre de Poche, p. 51

« Il n'existe que deux attitudes fondamentales : la naïve et l'héroïque; toutes les autres ne font qu'en diversifier les nuances. Voilà le seul choix possible si l'on ne veut pas succomber à l'imbécilité. Or, la naïveté étant, pour l'homme confronté à cette alternative, un bien perdu, impossible à regagner, seul reste l'héroïsme. L'attitude héroïque est le privilège et la damnation des désintégrés, des suspendus, des laissés-pour-compte du bonheur et de la satisfaction. Être un héros - dans le sens le plus universel du mot - signifie désirer un triomphe absolu, qui ne peut s'obtenir que par la mort. Tout héroïsme transcende la vie, impliquant fatalement un saut dans le néant. Tout héroïsme est donc un héroïsme du néant, même si le héros n'en a pas conscience, et ne se rend pas compte que son élan procède d'une vie privée de ses ressorts habituels. Tout ce qui ne naît pas de la naïveté et n'y mène pas appartient au néant. Celui-ci exercerait-il donc une réelle attraction? En ce cas, elle a trop de mystère pour qu'on puisse en prendre conscience. »

— Emil Cioran, Sur les cimes du désespoir, éd. Le Livre de Poche, p. 53-54

« Les véritables confessions ne s'écrivent qu'avec des larmes. »

— Emil Cioran, Sur les cimes du désespoir, éd. Le Livre de Poche, p. 56

« J'ai le plus grand mépris pour ceux qui raillent le suicide par amour, car ils sont incapables de comprendre qu'un amour irréalisable représente, pour l'amant, une impossibilité de se définir, une perte intégrale de son être. Un amour total, inassouvi, ne peut mener qu'à l'effondremen. Seuls deux catégories d'hommes suscitent mon admiration : ceux qui peuvent devenir fous à tout moment et ceux qui sont, à chaque instant, capables de se suicider. »

— Emil Cioran, Sur les cimes du désespoir, éd. Le Livre de Poche, p. 62

« Pourquoi les femmes sont-elles plus heureuses que les hommes, sinon parce que la grâce et la naïveté sont, chez elles, incomparablement plus fréquentes? Certes, elles n'échappent pas non plus aux maladies ni aux insatisfactions, mais leur grâce naïve leur procure un équilibre superficiel, qui ne saurait déboucher sur des tensions dangereuses. La femme ne risque rien sur le plan spirituel, car chez elle l'antinomie de la vie et de l'esprit a une intensité moindre que chez l'homme. Le sentiment gracieux de l'existence ne mène point aux révélations métaphysiques, à la perspective des derniers instants ni à la vision des réalités essentielles, qui vous font vivre comme si vous ne vivez plus. Les femmes déconcertent : plus on pense à elles, moins on les comprend. Processus analogue à celui qui vous réduit au silence à mesure que vous réfléchissez sur l'essence ultime du monde. Mais tandis que vous restez, en ce cas, abasourdi devant un infini indéchriffrable, le vide de la femme vous apparaît comme un mystère. La femme a pour mission de permettre à l'homme d'échapper à la pression tortuante de l'esprit; elle peut être un salut. A défaut d'avoir sauvé le monde, la grâce aura au moins sauvé les femmes. »

— Emil Cioran, Sur les cimes du désespoir, éd. Le Livre de Poche, p. 67

« Chaque époque constitue un monde en soi, enfermé dans ses certitudes, jusqu'à ce que le dynamisme de la vie et la dialectique de l'histoire aboutissent à de nouvelles formules tout aussi limitées et insuffisantes. Je me demande comment certains peuvent s'occuper exclusivement du passé, tant l'histoire m'apparaît nulle dans son intégralité. »

— Emil Cioran, Sur les cimes du désespoir, éd. Le Livre de Poche, p. 73

« Qu'il est facile de recommander la joie à ceux qui ne peuvent se réjouir! Et comment se réjouir lorsque vous torture jour et nuit l'obsession de la folie? Se rendent-ils compte, ceux qui proposent la joie à tout bout de champ, de ce que veulent dire la crainte d'un effondrement imminent, le supplice constant de ce terrible pressentiment? A cela s'ajoute la conscience de la mort, plus persistante encore que celle de la folie. Je veux bien que la joie soit un état paradisiaque, mais on ne peut y acéder que par une évolution naturelle. »

— Emil Cioran, Sur les cimes du désespoir, éd. Le Livre de Poche, p. 78

« Ce que j'ai de meilleur en moi, tout comme ce que j'ai perdu, c'est à la souffrance que je le dois. Aussi ne peut-on ni l'aimer ni la condamner. »

— Emil Cioran, Sur les cimes du désespoir, éd. Le Livre de Poche, p. 79

« Le mythe biblique du péché de la connaissance est le plus profond que l'humanité ait jamais imaginé. L'euphorie des enthousiastes tient, précisément, au fait qu'ils ignorent la tragédie de la connaissance. Pourquoi ne pas le dire? La connaissance se confond avec les ténèbres. »

— Emil Cioran, Sur les cimes du désespoir, éd. Le Livre de Poche, p. 85

« Il n'existe pas, dans tout le règne animal, d'autre bête [que l'Homme] qui veuille dormir sans le pouvoir. Le sommeil fait oublier le drame de la vie, ses complications, ses obsessions; chaque éveil est un recommencement et un nouvel espoir. La vie conserve ainsi une agréable discontinuité, qui donne l'impression d'une régénération permanente. »

— Emil Cioran, Sur les cimes du désespoir, éd. Le Livre de Poche, p. 92

« L'existence du sage est vide et stérile, car dépourvue d'antinomie et de désespoir. Mais les existences que dévorent des contradictions insurmontables sont infiniment plus fécondes. La résignation du sage surgit du vide, et non du feu intérieur. J'aimerais mille fois mieux mourir de ce feu que du vide et de la résignation. »

— Emil Cioran, Sur les cimes du désespoir, éd. Le Livre de Poche, p. 96

« Convaincu que la misère est intimement liée à l'existence, je ne puis adhérer à aucune doctrine humanitaire. Elles me paraissent, dans leur totalité, également illusoires et chimériques. [...] La misère objective de la vie sociale n'est, en effet, que le pâle reflet d'une misère intérieure. »

— Emil Cioran, Sur les cimes du désespoir, éd. Le Livre de Poche, p. 98-99

« Je ne veux pas d'une révolte relative contre l'injustice. Je n'admets que la révolte éternelle, car éternelle est la misère de l'humanité. »

— Emil Cioran, Sur les cimes du désespoir, éd. Le Livre de Poche, p. 100

« Il faut à chaque instant surmonter la banalité, afin d'accéder à la transfiguration, à l'expressivité absolue. Quelle tristesse de voir les hommes passer à côté d'eux-mêmes, négliger leurs destinées au lieu de raviver en permanence les lumières qu'ils portent en eux, ou de s'enivrer de profondeurs ténébreuses! »

— Emil Cioran, Sur les cimes du désespoir, éd. Le Livre de Poche, p. 106

« Il est significatif que le travail en soit venu à désigner une activité purement extérieure : aussi l'homme ne s'y réalise-t-il pas - il réalise. Que chacun doive exercer une activité et adopter un style de vie qui, dans la plupart des cas, ne lui convient pas, illustre cette tendance à l'abrutissement par le travail. »

— Emil Cioran, Sur les cimes du désespoir, éd. Le Livre de Poche, p. 109

« Pour éveiller le monde, il faut exalter la paresse. C'est que le paresseux a infiniment plus de sens métaphysique que l'agité. »

— Emil Cioran, Sur les cimes du désespoir, éd. Le Livre de Poche, p. 110

« Pour l'animal, la vie est tout; pour l'homme, elle est un point d'interrogation. »

— Emil Cioran, Sur les cimes du désespoir, éd. Le Livre de Poche, p. 112

« Je n'ai pas d'idées - mais des obsessions. »

— Emil Cioran, Sur les cimes du désespoir, éd. Le Livre de Poche, p. 115

« L'excès de subjectivisme ne peut mener ceux qui n'ont pas la foi qu'à la mégalomanie ou à l'autodénigrement. Lorsqu'on se penche trop sur soi, on en vient forcément à s'aimer ou à se haïr démesurément. Dans l'un ou l'autre cas, on s'épuise avant son temps. Le subjectivisme vous rend Dieu ou Satan. »

— Emil Cioran, Sur les cimes du désespoir, éd. Le Livre de Poche, p. 117

« La beauté ne sauvera pas le monde, mais elle peut nous rapprocher du bonheur. »

— Emil Cioran, Sur les cimes du désespoir, éd. Le Livre de Poche, p. 120

« En arriver à ne plus apprécier que le silence, c'est réaliser l'expression essentielle du fait de vivre en marge de la vie. Chez les grands solitaires et les fondateurs de religions, l'éloge du silence a des racines bien plus profondes qu'on ne l'imagine. Il faut pour cela que la présence des hommes vous ait exaspéré, que la complexité des problèmes vous ait dégoûté au point que vous ne vous intéressiez plus qu'au silence et à ses cris.
     La lassitude porte à un amour illimité du silence, car elle prive les mots de leur signification pour en faire des sonorités vides; les concepts se diluent, la puissance des expressions s'atténue, toute parole dite ou entendue repousse, stérile. Tout ce qui part vers l'extérieur, ou qui en vient, reste un murmure monocorde et lointain, incapable d'éveiller l'intérêt ou la curiosité. Il vous semble alors inutile de donner votre avis, de prendre position ou d'impressionner quiconque; les bruits auxquels vous avez renoncé s'ajoutent au tourment de votre âme. Au moment de la solution suprême, après avoir déployé une énergie folle à résoudre tous les problèmes, et affronté le vertige des cimes, vous trouvez dans le silence la seule réalité, l'unique forme d'expression. »

— Emil Cioran, Sur les cimes du désespoir, éd. Le Livre de Poche, p. 124-125

« Nul n'est fin psychologue s'il n'est lui-même un objet d'étude, si sa substance psychique n'offre constamment un spectacle inédit et complexe propre à susciter la curiosité. »

— Emil Cioran, Sur les cimes du désespoir, éd. Le Livre de Poche, p. 125